Une allocation juste des ressources médicales limitées aux temps du COVID-19
Cet article a été rédigé par un groupe de docteurs en médecine et en éthique médicale, et publié le 27 mars dans le New England Journal of Medicine. Bien qu’il pose des questions parfois très difficiles, les enjeux qu’il aborde n’en sont pas moins tout à fait réels et cruciaux, car les médecins et soignants doivent y faire face quotidiennement.
Récapitulant les données connues sur l’épidémie et sa propagation extrêmement rapide aux États-Unis depuis deux semaines, les auteurs font le constat d’un manque très probable de lits d’hôpitaux, de lits en unité de soins intensifs, de respirateurs artificiels, et d’équipements personnels de protection, lorsque le pic de l’épidémie sera atteint. Sur la base de principes éthiques (certains utilitaristes, d’autres purement moraux et fondés sur la valeur intrinsèque d’une vie humaine), et d’aspects plus stratégiques pour lutter contre la pandémie de COVID-19, ils formulent six recommandations quant à l’allocation des ressources de santé.
Recommandation 1
En l’absence de temps raisonnable pour utiliser des mesures plus perfectionnées comme l’espérance de vie corrigée de l'incapacité, les auteurs conseillent d’allouer les ressources de manière à :
sauver le plus grand nombre possible de personnes ayant une espérance de vie raisonnable après leur guérison ;
puis, en cas de choix à faire, et à pronostic médical identique, maximiser le nombre d’années de vie sauvées (en priorisant donc les patients plus jeunes).
Les auteurs considèrent que les ressources limitées, surtout les respirateurs artificiels, doivent donc être allouées selon ces principes, y compris—malgré l’extrême difficulté de cette décision pour les médecins—en retirant un respirateur à un patient A pour le donner à un patient B, même si le premier a été admis à l’hôpital avant le second. Ils précisent que tous les patients, au moment de leur admission, devraient être informés de la possibilité que cette décision soit prise.
Recommandation 2
L’allocation des tests, protections, lits, respirateurs, et éventuels traitements ou vaccins, doit aller en priorité aux soignants et médecins. Ce principe ne repose pas sur une quelconque « valeur supérieure » de ces personnes, mais sur leur utilité cruciale dans la maximisation du nombre de vies sauvées à long terme. Les auteurs notent également que la connaissance de ce principe par les personnels de santé peut éviter une hausse de l’absentéisme dû à la crainte d’une contamination.
Recommandation 3
À probabilité strictement égale de succès du traitement et de nombre d’années à sauver, le choix entre le traitement de deux patients devrait se faire sur une base purement aléatoire. Les auteurs recommandent d’éviter un principe de « premier arrivé, premier servi », qui inciterait à la panique et à l’arrivée massive de patients dans les hôpitaux.
Recommandation 4
Les principes d’allocation de ressources doivent évoluer en fonction de l’état de la recherche et d’éventuelles découvertes. Les auteurs donnent l’exemple d’un possible futur vaccin : en fonction du résultat des modélisations épidémiologiques, la priorité pourrait être donnée aux personnes âgées et vulnérables (plutôt qu’aux personnes jeunes qui ont davantage de chances de survivre à la maladie), ou au contraire à la population plus jeune, si la vacciner constituerait le meilleur moyen de stopper la propagation du virus et donc de sauver un maximum de vies.
Recommandation 5
À pronostic médical et espérance de vie identiques, les personnes ayant accepté de participer à la recherche sur l’efficacité d’un traitement ou d’un vaccin doivent être priorisées. Ce principe permet à la fois de compenser le risque pris par ces personnes (principe moral), mais aussi d’inciter les futures participations à ces essais cliniques (principe utilitariste).
Recommandation 6
Pendant toute cette période épidémique, à pronostic médical égal, l’allocation de ressources limitées ne doit jamais aller en priorité aux patients atteints du COVID-19 plutôt qu’à des patients atteints de maladie cardiaque, de cancer, ou d’autres maladies graves. Les principes éthiques doivent s’appliquer de façon constante pour sauver toutes les vies, malgré la focalisation actuelle sur une maladie précise.
En conclusion, les auteurs soulignent l’importance d’officialiser ces directives à travers des décisions politiques ou institutionnelles, et de ne pas laisser ces choix entre les mains des docteurs et personnels soignants—à la fois pour alléger leur charge de travail, assurer un traitement égalitaire, mais aussi et surtout pour minimiser les impacts psychologiques majeurs que peuvent avoir ces décisions.
Article original
Ezekiel J. Emanuel, Govind Persad, Ross Upshur, Beatriz Thome, Michael Parker, Aaron Glickman, Cathy Zhang, Connor Boyle, Maxwell Smith, and James P. Phillips, Fair Allocation of Scarce Medical Resources in the Time of Covid-19